
« C’est une maison de village, vieille de plusieurs siècles, bâtie en pierre du pays. A 700 mètres d’altitude, elle domine de loin la vallée jusqu’au Mont Blanc, et la plaine de Lyon. Le pays lyonnais est un pays de soie. Depuis le 16ème siècle, les patrons des artisans canuts des fabriques de soie bâtissaient dans la campagne autour de Lyon des maisons des champs, c’est-à-dire de petits châteaux de pierre. Ce fut le cas de cette maison, réaménagée au 19ème siècle par un fabricant de soie et par son épouse, une peintre. Il en fit une maison des champs, avec une grande rocaille italienne et une véranda qui domine le Mont Blanc. J’y habite depuis trente ans ; je l’ai héritée de mon père, qui l’avait rachetée à une amie qui l’avait recueilli après la guerre de 1914. C’était la fille du fabricant de soie et de la peintre, et une grande dame du théâtre lyonnais. J’ai écrit sur elle, en explorant les archives ; mais sa compagne, jalouse de n’avoir hérité de la maison, avait vidé tous ses meubles et brûlé ses papiers. Longtemps, des gens de théâtre sont venus visiter la maison, en pèlerinage sur les traces de la comédienne. Moi je les emmenais sur sa tombe. Aujourd’hui il ne reste d’elle qu’un portrait photographique ; je l’ai placé dans l’entrée de la maison. Elle fait partie du souvenir, du génie de cette maison. Mais ce n’est pas un temple pour autant : c’est une maison vivante. »

« J’ai toujours senti qu’il y avait une âme dans cette maison. Quand nous sommes arrivés, elle était très abîmée. Surtout, elle était obscure, recouverte d’une couche de peinture sombre. En ôtant le papier peint et la peinture, j’ai découvert une couche plus ancienne, dissimulée, des papiers peints du début du 20ème siècle, et des aplats de couleurs pâles, des roses et des jaunes, des verts pastels. Cela datait de l’époque de la peintre qui vivait ici, Jeanne. Tout ce que je savais sur elle, c’était les trois toiles héritées avec la maison, et la date de sa mort inscrite sur une tombe du village. Alors j’ai fait des recherches. J’ai découvert qu’elle avait exposé dans un salon de Lyon à la fin du 19ème siècle. Je me suis donc renseignée sur l’histoire des femmes-peintres lyonnaises de l’époque. Elles n’avaient droit à l’éducation artistique que pour le loisir, mais ne devaient pas en vivre. Il leur était interdit de peindre des paysages, des scènes historiques, ou des nus ; alors elles peignaient des fleurs. Ainsi Jeanne n’a jamais vécu de la peinture et, dans cette maison, face au panorama du Mont Blanc, elle peignait des fleurs. Souvent, je m’installe près de cette véranda construite sur mesure pour elle. Le matin, au lever du soleil, je l’imagine se mettant à ma place et observant le soleil se lever sur la montagne. Dans ce jardin d’artiste, quand je fais des photos, je pense à elle. On ne sait pas à quoi son visage ressemblait : alors c’est davantage une présence – une présence amicale. »
(Yzeron, Rhône, 69)


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