« Mon mari était archéologue, moi biologiste naturelle. Le week-end, je l’accompagnais souvent dans ses fouilles ; un jour, en mission de sauvetage dans la région, un garde-forestier nous a prévenu de l’existence d’amas de pierres dans la forêt. Là, enfoui sous les arbres, nous avons découvert un site antique tombé dans l’oubli. À l’époque gallo-romaine, une grande route reliant Marseille à Londres passait par ici ; ce site n’était ni une ville ni un village mais l’équivalent d’une aire d’autoroute. Il y avait dans cette halte un temple où les voyageurs priaient Mercure. Nous y avons déterré beaucoup d’offrandes différentes ; certaines viennent de l’Est, d’autres du Morvan, ou encore de la Méditerranée. Je trouve ça très émouvant, car on peut s’imaginer les types d’individus qui circulèrent sur ces pierres. En 259, la foudre tomba sur le site ; on en déduisit que les dieux voulaient qu’on l’abandonne et les bâtiments commencèrent à s’effondrer. Aujourd’hui, c’est un endroit aux sensations particulières ; on s’y sent différent, plus libre, apaisé. Beaucoup le ressentent, d’autres non. Un matin, j’ai trouvé un homme couché dans le temple sous une couverture ; il a expliqué qu’il vient y dormir lorsqu’il a besoin de se ressourcer. J’ai assisté à beaucoup de phénomènes similaires : des enfants qui s’arrêtent soudainement de crier, une sourde-muette qui écrit sa plénitude, un pendule qui s’affole, des moines qui retrouvent l’atmosphère de leur abbaye ; j’y ai moi-même un jour reçu une décharge électrique. Mais rien de tout ça n’est mystique : le temple est construit sur une faille terrestre où coule de l’eau, ce qui entraîne des perturbations géophysiques, notamment une force de gravité légèrement différente. Bien que l’explication soit purement rationnelle, l’atmosphère du site introduit un côté émotionnel très fort. Pour mon mari et moi, ces fouilles ont été un tournant dans nos vies. L’archéologie des weekends a laissé place à un dévouement entier au site : nous avons même déménagé afin de nous installer dans la région, et avons travaillé sur le site durant plusieurs années. Aujourd’hui, si je vis ici, c’est parce que cet endroit particulier s’y trouve. »

(Arcenant, Côte-d’Or, 21)